La biodiversité est vitale pour notre sécurité alimentaire

Au-delà de la crise humanitaire liée à la guerre en Ukraine, la désinformation autour des enjeux alimentaires menace le rétablissement de la biodiversité dans les milieux agricoles en Europe. Associations et académiques wallons appellent les décideurs à maintenir les objectifs européens de maillage écologique en zones agricoles dans la future PAC et dans le Green Deal, et à en faire une opportunité de consolider l’autonomie des exploitations et notre souveraineté alimentaire pour tous.

Au drame humain, la guerre en Ukraine a ajouté une certaine confusion dans le chef de nos décideurs. La Commission vient d’annoncer une dérogation pour la culture des jachères, au nom de la sécurité alimentaire. Un seul mot d’ordre : « produire plus ». Selon certains, il faudrait « libérer la production agricole » et exploiter intensivement chaque recoin de terre. Or, s’il s’agit véritablement de répondre aux besoins urgents de populations en souffrance, il serait plus sage de s’interroger sur l’utilisation qui est faite de nos terres. En Wallonie comme en Europe, les deux tiers des cultures servent à nourrir nos voitures, ou des animaux d’élevage que nous consommons actuellement en quantités excessives. En sacrifiant la biodiversité sur l’autel de la production, nous commettons une erreur stratégique qui pourrait être irréparable, celle de compromettre notre capacité future à nourrir nos populations.

Rétablir la vérité sur les jachères

Soyons clair : il ne fait aucun doute qu’une crise alimentaire mondiale menace. Cependant, elle menace d’abord les populations de pays vulnérables, qui consacrent jusqu’à 80% de leur budget à leur alimentation, contre 12% en moyenne en Belgique par exemple. Ce sont aux besoins de ces populations qu’il faut répondre, notamment en permettant le développement des agricultures locales alors que l’Europe, largement exportatrice, est à l’abri des pénuries alimentaires.

Au cœur des enjeux : le prix des céréales, qui s’envole. Son principal déterminant est l’état des stocks mondiaux des pays exportateurs. Or, ceux-ci sont au plus bas depuis 9 ans. À cela se sont ajoutées la panique et la spéculation sur les marchés boursiers. Conséquence : la Commission annonce un « manque à exporter » de 25 millions de tonnes de blé, au nom duquel elle suspend « l’obligation » des jachères. Obligation, vraiment ?

Contrairement à une information erronée qui circule en ce moment, il n’y a pas de jachère obligatoire en Europe, mais bien une subvention PAC pour les agriculteurs qui accueillent 5% de « surfaces d’intérêt écologique » (SIE) sur leur ferme. En outre, la jachère n’est qu’un des nombreux leviers permettant d’obtenir cette subvention. Et en général, les agriculteurs lui préfèrent des solutions plus productives, comme les intercultures d’automne et certaines cultures de printemps. Ces jachères sujettes à la PAC représentent 1,0% de la surface agricole de l’UE271, et non 4% à 6% comme on le lit ici ou là. En Belgique, il n’y a pratiquement pas de jachère, et plus précisément en Wallonie, elles représentent de l’ordre de 0,1% ou 1/1000 de la surface agricole ! Là où elles existent en Europe, elles sont surtout le résultat d’un désintérêt de cultiver des agriculteurs ou d’une nécessité sur des sols trop peu productifs.2 Vu les faibles surfaces et faibles rendements des jachères, ce n’est pas en les supprimant qu’on répondra à la demande internationale.

On comprend donc que la levée de cette soi-disant obligation de jachère est largement symbolique pour assurer la sécurité alimentaire. 
Alors pourquoi avoir ciblé les jachères, si précieuses à la biodiversité ?3

Opportunisme économique et manœuvre politique

Les principaux pays exportateurs de blé en Europe sont la France, l’Allemagne et les pays de l’Est. Or l’essentiel des jachères se trouve sous des climats méditerranéens, principalement en Espagne (38% des jachères européennes), et dans les régions boréales (la Finlande). Autrement dit : les jachères ne sont pas localisées de manière à soulager le marché de l’exportation ! L’offensive menée à leur encontre a une autre explication : l’intérêt économique de remettre en culture des terres de second rang, dans un contexte de record de prix des matières premières agricoles qui augmente fortement leur rentabilité. 

Mais il y a une autre raison, plus politique, à ce « lobby anti-jachère ». La manœuvre vise en réalité, en établissant un précédent, à affaiblir les objectifs du Green Deal en matière de biodiversité et à torpiller les nouvelles mesures de la PAC qui entreront en vigueur au 1er janvier 2023. Pour toucher les subventions publiques de la PAC, les agriculteurs devront en effet dorénavant réserver 3 à 4% de surfaces non productives (haies, mares, jachères, bandes fleuries, talus et bords de route…) dans chaque ferme. L’objectif est de mettre en place un véritable filet de sécurité pour enrayer le déclin de la biodiversité dans les milieux agricoles. En effet, les oiseaux, les pollinisateurs, mais aussi et surtout les ennemis naturels des parasites des cultures, si utiles pour réduire la dépendance aux intrants, ont besoin de tels refuges pour survivre.

La biodiversité, maillon vital de notre sécurité alimentaire

Ce n’est pas nous qui le disons, mais la Commission européenne elle-même : « La biodiversité est essentielle pour la sauvegarde de la sécurité alimentaire de l’Union comme de celle du monde (…). L’appauvrissement de la biodiversité menace nos systèmes alimentaires en mettant en péril notre sécurité alimentaire et notre nutrition. La biodiversité est également à la base de régimes alimentaires sains et nutritifs et améliore (…) la productivité agricole (…) ».4 Et selon les auteurs du Green Deal, la préservation vitale de la biodiversité nécessite de protéger ou restaurer au moins 10% de zones à haute diversité biologique en milieu agricole d’ici 2030.4 Pourtant, à peine deux ans après ces déclarations, la Commission préconise de produire encore plus, au mépris d’acquis modestes et tardifs ! 

Opposer la production, le revenu agricole, et la biodiversité est un contresens. Les expériences et études menées sur le terrain démontrent qu’il est possible, dans des contextes similaires à celui de la Wallonie, de consacrer 8% des cultures au maillage écologique tout en maintenant la production totale, grâce à une approche agroécologique5, ou encore que les bandes fleuries permettent de mieux lutter contre les ravageurs6, en réduisant ainsi notre dépendance aux pesticides. Depuis 1997 déjà les normes internationales préconisent au moins 5% de maillage écologique dans chaque ferme en grandes cultures, et idéalement 10%. La lutte intégrée est entrée en vigueur légalement depuis 2009, et 13 ans plus tard la Belgique est toujours dans le trio de tête des pays consommateurs de pesticides. Le Green Deal est une opportunité d’enfin la mettre en œuvre efficacement ! Sans compter, au niveau mondial, toutes les cultures qui dépendent directement des insectes pour la pollinisation. Quant aux haies, elles contribuent à la santé et au bien-être des animaux, donc à leur productivité, tout en rendant d’importants services en matière de lutte contre l’érosion par exemple. Vous l’aurez compris : la liste des bienfaits du maillage écologique pour l’agriculture est longue et ne fera pas l’objet d’une revue ici.7

Bien entendu, ces changements de pratiques ne se feront pas d’un claquement de doigts. Mais il est urgent de s’éloigner du faux débat sur les jachères, pour s’atteler au plus tôt à la mise en œuvre des objectifs du Green Deal, ou comment développer 10% de maillage écologique en maximisant les bénéfices pour les agriculteurs, la biodiversité et les citoyens.

Répondre à la crise alimentaire mondiale en produisant de la nourriture pour les humains

Comment expliquer, dans une période de crise alimentaire, que 15% et 50% des terres cultivées en Wallonie servent respectivement à produire des agrocarburants pour les voitures et des aliments pour le bétail ?8 En Europe, ce sont les deux tiers des céréales qui sont destinées à l’alimentation du bétail. Aurait-on perdu tout sens des réalités, et de notre responsabilité envers d’autres populations en souffrance ? Il existe pourtant des leviers actionnables à court et moyen terme. 

14 associations, dont Natagora, Nature et Progrès et IEW appellent à supprimer progressivement l’obligation d’incorporer à la pompe des agrocarburants produits à partir de matières alimentaires, ce qui permettra de libérer des terres pour la production alimentaire. 

De plus, 450 scientifiques nous assurent que réduire d’un tiers la quantité de céréales destinées à nourrir le bétail permettrait de compenser d’un seul coup l’effondrement des exportations ukrainiennes de céréales et oléagineux, dès cette année. Cela permettrait, en réduisant la consommation de céréales et oléagineux notamment à destination d’exploitations hors sol (volailles, porcs, bovins qui ne sont pas nourris principalement à l’herbe), de réduire nos exportations de ces produits largement excédentaires qui exercent souvent une concurrence déloyale sur les pays les plus vulnérables.9 Cela limiterait en corollaire nos importations de soja OGM d’Amérique qui complète les céréales dans les rations de ces animaux. Enfin, et ce n’est pas un détail, cela nous permettrait d’atteindre des objectifs climatiques essentiels. 

Nous appelons donc la Commission européenne et les décideurs à regarder les options en face. En temps de crise alimentaire, nous gérons et nous continuerons bien entendu à gérer l’urgence, mais nous ne devons pas nous en prendre à 3% d’espaces critiques pour la biodiversité et la durabilité de l’agriculture, alors que la guerre montre que notre modèle agricole à bout de souffle atteint ses limites. Nous pouvons aussi décider de ne pas brûler de céréales à la pompe à essence, et d’adapter la taille des cheptels à la capacité de production fourragère des exploitations, notamment en adoptant des politiques agricoles qui soutiennent réellement les éleveurs dans cette transition, sans leur mettre tout le poids sur les épaules. Nous pouvons donner la priorité dès la prochaine campagne wallonne et européenne aux semis de céréales et oléoprotéagineux destinés à nourrir directement les humains, plutôt que d’appeler à produire partout, n’importe comment et pour n’importe quel usage.

Emmanuelle Beguin, agroéconomiste, responsable politique agriculture chez Natagora.

Clémentine Antier, collaboratrice scientifique UCLouvain – Sytra

Fanny Boeraeve, Chargée de Recherches FNRS – Gembloux Agro-Bio Tech, membre de GIRAF

Gauthier Chapelle, chercheur indépendant, membre de GIRAF

Véronique De Herde, collaboratrice scientifique UCLouvain – ELIA

Nicolas Dendoncker, Professeur Université de Namur

Marc Dufrêne, Professeur Université de Liège – Gembloux Agrobiotech

Louis Hautier, Attaché scientifique CRA-W, membre de GIRAF 

Corentin Hecquet, collaborateur scientifique ULiège – SEED

Julie Hermesse, Professeure UCLouvain, membre de GIRAF

Anne-Laure Jacquemart, Professeure UCLouvain, Faculté des bioingénieurs, Earth and Life Institute-Agronomy, Transition Lab Biodiversity.

Pierre Stassart, Professeur ULiège, membre de GIRAF

Denise Van Dam, chargée de cours UNamur, membre de GIRAF

Thierri Walot, UCLouvain Earth and Life Institute-Agronomy

Albane Aubry, MSc en biologie et écologie, chargée de campagne agriculture chez Greenpeace Belgique.

Jean-François Buslain, Directeur de la Ligue Royale Belge pour la Protection des Oiseaux

Philippe Corbeel, Vice-Président d’Ardenne & Gaume

Dominique Jacques, Président de l’UNAB

Marc Fichers, Secrétaire Général de Nature et Progrès

Monica Schuster, PhD économie agricole, chargée des politiques alimentation et agriculture au WWF-Belgique

Julie Van Damme, chargée de mission ruralité chez IEW et chargée de cours invitée à la faculté des bioingénieurs de l’UCL

ASBL Le Genévrier

Agnès Fayet, Administratrice déléguée du CARI asbl

Raphaël Thunus, Patrimoine Nature asbl

Sara Cristofoli, coordinatrice Faune et Biotopes

Christophe Vermonden, administrateur délégué des Cercles des Naturalistes de Belgique asbl

Christine Paillet, Amis du Parc de la Dyle asbl

Notes de bas de page :

1 Calcul de l’auteur: 18% de 8 841 689 ha de SIE dans l’UE27 2019 pour une SAU de 162 924 900 ha en 2019 (source : Eurostat Databrowser)

2 Seules 34% des jachères en Europe sont déclarées à la PAC, et donc susceptibles de faire l’objet d’une dérogation. Elles sont d’abord le choix des agriculteurs. (source : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:c3cb70a2-146d-11e7-808e-01aa75ed71a1.0001.02/DOC_1&format=PDF)

3 La réduction des jachères a été directement corrélée à la réduction des populations d’oiseaux dans les deux pays européens qui ont privilégié les jachères pour les SIE, l’Espagne (Traba et Morales, the decline of farmland birds in Spain is strongly associated with the reduction of fallowland), et la Findande (Herzon et al. The importance of set-aside for breeding birds of open farmland in Finland, 2011)

4 Source : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:a3c806a6-9ab3-11ea-9d2d-01aa75ed71a1.0003.02/DOC_1&format=PDF

5 Source : https://osez-agroecologie.org/dans-les-zones-de-grandes-cultures-consacrer-8-de-la-surface-agricole-a-des-bandes-fleuries-permet-de-maintenir-le-rendement-global-grace-a-un-meilleur-service-ecologique-168-actu-151

6 Source : Albrecht et al., The effectiveness of flower strips and hedgerows on pest control, pollination services and crop yield: a quantitative synthesis (2020)

7 Source : Réintroduire les haies et les arbres dans les pâturages, S. La Spina

8 Estimation d’après Quelles agricultures en 2050, UCLouvain (2019) : 20% des 717 527 de SAU wallonne sont consacré à l’alimentation humaine d’origine végétale, soit 143 505ha, ce qui revient à 34% des 424 000 ha de terres arables wallonnes (rapport environnement wallon), donc 66% consacrés aux agrocarburants et aliments du bétail.

9 Poulet Importé vs Poulet local : la guerre de la volaille fait rage en Afrique (Jeune Afrique, 2022)

Annexe :

Composition des surfaces d’intérêt écologique (SIE) dans la PAC en 2019 (source : Agridata dashboard for biodiversity).

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